« L’estofi » d’ici et d’ailleurs, culture et patrimoine
Premiers écrits d’un nouvel “estofinaire‟ :
(Intronisé un dimanche, vers 11 h, le 8 mars 2015, jour de la Saint Jean, à Decazeville, dans l’ordre de la Confrérie de l’Estofi*, par Evelyne Montbressous ma marraine!)
Avec une joie immense et grande fierté, je vous présente un fleuron du patrimoine aveyronnais pour éveiller votre curiosité, réveiller vos souvenirs et susciter vos commentaires.
L’Estofi, le stockfisch, l’estofinado…,
Chacun, chez nous, y va de son appellation pour désigner plus qu’un produit ou un plat : une véritable identité, un cri de ralliement pour les gourmands d’ici, d’octobre à Pâques. Un goût du pays, un parfum de nostalgie, le plat de prédilection de la vallée du Lot et du Dourdou, de tout le Bassin de Decazeville, du Villefranchois et de la région de Capdenac.
Un paradoxe culinaire, car l’Aveyron, département terrien parmi les terriens, n’est pas vraiment producteur de morue. Chacun y va de son histoire pour les origines, de son anecdote pour le tremper et de sa recette pour le préparer.
Présentation :
“Stockfisch‟ est l’appellation commerciale, d’une spécialité norvégienne de poisson blanc, séché à l’air libre, jamais salé, péché en Atlantique Nord. Le plus réputé le “ragno ou araignée‟ vient des îles Lofoten, situées au Nord du Cercle Polaire.
Stockfisch, l’orthographe correcte, vient de l’allemand, (stockfish en anglais), construit à partir des mots Stock, “bâton‟, et Fisch, “poisson‟ et du norvégien “stocqvisch‟. Les termes rouergats “estofinado et estofi‟ en sont les appellations patoisantes (en langue d’Oc). Une autre définition : la morue séchée devenait un poisson “fisch‟ que l’on pouvait « stocker », sans risque de détérioration!!!
Il s’agit majoritairement de morue fraîche : le cabillaud, (salée, c’est la morue), d’aiglefin ou églefin (haddock en anglais), de lieu jaune ou de lieu noir (colin) et plus rarement de lingue (julienne) et de brosme.
Les gourmets prétendent qu’un bon stockfish a le même raffinement qu’un jambon fumé d’exception, qu’un alcool bien vieilli ou un bon Havane.
Écaillé, étêté et éviscéré, immédiatement après sa capture, il est suspendu entier par la queue, de février à mai, sur des treillages de bois, (d’où le nom ?) selon une très ancienne méthode scandinave de conservation. Boucané au soleil et sous la neige, le vent froid du large le déshydrate complètement. Durant plusieurs semaines encore, il achève de s’affiner dans une cave sèche et bien ventilée.
C’est donc le climat polaire qui donne au stockfish cette saveur si singulière, cette couleur ambre-gris à sa chair et qui la rend très dure et très compacte. Après ces traitements, le poisson perd 70% de son poids en eau, mais conserve ses principaux éléments nutritifs : protéines, iode, vitamines, fer et calcium. Il peut se garder plusieurs mois sans perdre ses qualités.
Une page d’Histoire
Des documents révèlent ce mode de conservation du poisson, en mer du Nord, dès l’époque de Charlemagne (IXe siècle).
Dès le XIIIe siècle, les îles Lofoten, membre de la Hanse, connurent aux siècles suivants un essor important du commerce de la morue vers l’Europe du sud. Les bateaux des marchands norvégiens chargés d’étoffes, fourrures et de stockfisch rejoignaient Lisbonne et les comptoirs méditerranéens de Gêne et Venise. En Italie, le stockfisch fut importé après le naufrage, en Norvège, du capitaine vénitien Pietro Querini, en 1432 …
Ce poisson séché avait le rare mérite de voyager sans difficulté et de se conserver très longtemps. La morue salée n’apparaitra que vers le XIVe siècle. (Rabelais cite même un procédé de salaison).
Aux confins du Rouergue et du Quercy
Comment ce produit, si particulier, a-t-il été introduit aux confins du Rouergue et du Quercy ? Les hypothèses ne manquent pas.
La plus répandue : par le Lot, navigable depuis le Moyen âge, le commerce et l’industrie. Très tôt dans l’histoire, la circulation des denrées étaient importantes Du 13ème au 18ème siècle, les bateliers du Rouergue exportaient par le port de Bordeaux, (alors port de négoce de la morue) fromages, merrains (planches pour la confection des tonneaux), charbons, blé … et remontaient sel, épices et stockfish, dans leurs barques à fond plat. – quelques mois par an, selon le niveau du Lot-. Les gabariers attachaient le stockfish à l’arrière du bateau pendant une dizaine de jours pour le réhydrater en eau vive. Arrivés au port de Bouquiès, ils se restauraient à Livinhac le Haut, situé à 5 kms de Decazeville. Pour se faire quelques sous ou comme monnaie d’échange, ils troquaient le poisson sec ou trempé. A l’époque, c’était le seul poisson de mer que l’on pouvait se procurer.
A partir de 1850, la canalisation de la rivière va régulariser l’activité et le développement du bassin minier de Decazeville va contribuer à son succès.
Les légendes
font aussi état des pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle ; des soldats rouergats de Louis XIV de retour des guerres de Flandres et de Hollande ; des vétérans des campagnes napoléoniennes ; des ouvriers gallois des mines decazevilloises … certainement un peu de tout cela ?
Les foires de Villefranche de Rouergue, surtout celle de novembre, ont beaucoup contribuées à sa diffusion et à son renom. De nombreux agriculteurs portaient le “stofish‟ en bandoulière, comme un fusil et ça sentait très fort!
Il y a encore quelques années, un marchand de bestiaux, qui se reconnaitra, m’avouait avoir toujours, dans le coffre de sa voiture, un “poisson bâton‟, sec comme un coup de trique. Plus qu’un produit, une arme insolite en cas d’agression ! Très tendance, cela pourrait relancer le commerce de l’estofi !
Pour le Languedoc et le Sud, il faut remonter à la grande époque de la Route du Sel… Avant de partir pour leurs longues campagnes de pêche, les terre-neuvas de l’ouest venaient s’approvisionner dans les salins camarguais d’Aigues-Mortes. À cette occasion, ils troquaient leur pêche contre du sel de mer et toute la région Languedocienne consommait de la morue et du stockfish (en brandade). Dans le Comté de Nice, à Villefranche sur Mer, les navires repartaient avec Farine de Pois-Chiche et Huile d’Olive… Juste quelques évocations parmi tant d’autres.
A chaque région ou pays sa recette,
Réalisées avec les produits trouvés sur place, à la fortune du pot, voici quelques évocations de recettes prouvant l’universalité de ce poisson voyageur.
En Norvège, Suède et Finlande et même aux USA : Le “Lutefisk‟ consommé surtout à la Ste Anne et à Noël. Le stockfisch est trempé plusieurs jours puis dans de la soude et à nouveau dans de l’eau, ce qui lui confère une consistance gélatineuse. Cuit il est accompagné d’une purée de pois cassés, de pommes de terre nouvelles, de bacon, de moutarde forte, de fromage de chèvre et d’une boisson alcoolisée.
En Italie, de Gênes à Naples : le “Stocafisso‟ et baccalà dans le nord de l’Italie, et le “Stocco‟ dans le sud. Le Baccalà alla vicentina est un plat vénitien originaire de Vicence et composé de stockfisch. En Calabre, la Fête nationale du stockfisch se déroule chaque année au mois d’août.
En Croatie, en Espagne, au Portugal et même en Afrique de l’Ouest où les têtes sont bouillies avec des racines et des piments…
Dans le Comté de Nice, l' »estoficada« , (et en Corse :“pestu‟), un ragoût authentique savamment dosé et tomaté, cuit en cocotte pendant 3 heures à feu doux avec de l’huile d’olive, du poireaux, de l’ail, des poivrons, des olives, du thym, de la marjolaine et des pommes de terre. Certains puristes ajoutent les boyaux du stockfisch qui sont séchés à part.
Notre “estofinado » : la morue au fil du Lot
Plus qu’une “fausse brandade‟, c’est une tranche de la vie et de l’histoire locale dans votre assiette. Le travail d’hommes d’ailleurs mêlé à celui de ceux d’ici, rencontre de cultures aux travers des âges et des océans.
Un patrimoine de la cuisine familiale du Rouergue occidental et des mineurs de Decazeville, né avec l’introduction de la pomme de terre au XVIIIème siècle.
Quel en fut le créateur ? Peut être Auguste Alazard, le père d’Elie qui avait repris le Restaurant du Lot à Livinhac, en 1910, et la proposait en spécialité. (Le restaurant Alazard puis Druilhe, véritable institution centenaire a fermé le 30 septembre 2001)
Tremper le stockfisch
Avant de l’utiliser, entier ou en morceaux, six à 8 jours, en changeant l’eau chaque jour, pour atténuer la forte odeur et réhydrater sa chair jaune rance.
Pour faire une bonne “estofinada‟, disaient les anciens, il faut d’abord une rivière ou une source pour le faire tremper en eaux vives. Certains préféraient le puits pour éviter toute mauvaise surprise!
Paul Ramadier, maire de Decazeville et Président du conseil, père de la vignette automobile, grand amateur d’estofinade, avait trouvé à l’hôtel Matignon, une solution originale pour le réhydrater et en masquer l’odeur. Il plaçait son stockfisch pendant une bonne semaine, dans le réservoir de la chasse d’eau, où le renouvellement de l’eau était assuré à chaque usage! Avant de régaler ses convives…
Faut-il que je vous en rappelle la préparation ?
(voir ma recette détaillée).
Le stockfisch, cuit à l’eau frémissante, émietté, mélangé à la pomme de terre écrasée en purée, aux œufs crus et cuits, à l’ail et persil hachés et l’huile bouillante versée peu à peu sur les œufs …
C’est la durée du trempage, la cuisson dans l’eau plus ou moins longue, l’assaisonnement, les dosages particuliers, les secrets de grands-mères, le tour de main ou le “remueur‟ qui « font le plat ». Avec crème fraiche ou non, huile d’arachide, huile de noix ou graisse de canard … ?. Tant de questions aux multiples réponses et partisans. Chaque famille a son interprétation, sa recette et son tour de main !
C’est pourquoi il n’existe pas UNE mais DES estafinades.
L’on ne peut pas réellement dire connaître et apprécier une estofinade sans l’avoir un jour réalisée soi-même, de bout en bout, et respiré cette odeur à nulle autre pareille.
On la partageait pour le vin nouveau et la fin des vendanges, au menu du vendredi, « le jour du poisson », pendant le Carême, du Jeudi des Cendres à Pâques, même pour la veillée de Noël et certains enterrements…
Entre 10 et 12 tonnes de stockfish sont consommés chaque année dans la région de Figeac, Decazeville et Villefranche.
Ou déguster ce met, d’octobre à mi-avril ?
Dans cette terre plaisamment baptisée par certains occitans : « l’estofinadoc« , Almont-les-Junies en est la capitale et le Restaurant Chez Carrier de Lionel Rols en est le temple, tout au long de l’année. Durant la saison, à Livinhac le Haut, chez Stephan Gleyal, charcutier-traiteur… chez Philippe Astor Restaurant du Parc à Cransac, chez Jacques Scotti Restaurant de la Pastorale, Les Rives à Maleville, …à Monteil, à Najac, en automne à Laguépie… Plus d’une douzaine de restaurateurs ont souscrit à la charte de l’Estofinado.
À Maleville, Thérèse Montbressous, ma cousine, a longtemps perpétuée la tradition familiale avec bonheur, avant de passer le flambeau à son successeur.
A l’image de Michel Bras et sa version actuelle de l’estofinado, chaque cuisinier créatif voudra la réinterpréter et lui donner une modernité, appréhender le produit autrement.
Peu importe, pourvu que ce plat existe et garde son âme et ses racines.
Encouragez les Auberges et Restaurants du coin à en prolonger la tradition en la proposant à la carte ou sur commande pour des tablées conviviales. Il serait bon de s’en offrir au moins une fois par an et plus si affinité, sans modération.
Ou, pourquoi pas, la retrouver chaque année pour la journée de commémoration de l’Estofinado, organisée par la Confrérie de l’Estofi. Un menu pantagruélique d’un autre temps avec tous les classiques de notre région. On s’en souvient, on s’y prépare et on revient !!!
Sinon, vous pourrez toujours en acheter sous forme de paquets lyophilisés fabriqués par la société Marie de Livinhac, installée à Decazeville.
Conclusion
Ce plat modeste, “emblème de cette région minière et sidérurgique, où l’on travaille dur et mérite de manger copieux‟, longtemps méprisé des populations urbaines, est promu de nos jours un des fleurons de la gastronomie aveyronnaise.
Naguère plat des pauvres, plat riche à la recette peu coûteuse, l’estofinado est devenu aujourd’hui un produit de luxe qui coûte aussi cher ou plus que le foie gras.
Seules les passions pourront maintenir la tradition et perpétrer au fil des ans ce plat, véritable humanisme, trait d’union entre les générations.
Que tous les cuisiniers et gourmands d’ici, partent en croisade pour divulguer et préserver avec la “Confrérie de l’Estofi“, et ces 200 “Chevaliers Estofinaïres“ cette particularité “terriblement autochtone‟.
“Et si le stockfisch devenait un porte-drapeau du Bassin de Decazeville en Europe ?
Et si le poisson norvégien obtenait un statut international « ?
Globalement, il s’agit de donner au stockfisch l’importance qu’il mérite dans le monde en créant des liens entre tous ceux qui l’aiment et le dégustent‟ ajoute Christian Bernad.
Puisse se manifester une âme, sans peur, charitable et impétueuse, (connue cela serait plus facile pour elle!), en quête de défendre et réaliser un tel projet. Pour permettre au Grand Maitre de terminer en beauté une vie bien remplie pour le bonheur des autres et de sa région…
“Estofinadement‟ vôtre…Francis Cardaillac
P.S.
Je n’avais pas attendu cette distinction, pour divulguer “notre estofinado‟, tout au long
de mon parcours culinaire. Notamment, sur la Côte d’azur, durant ces 19 ans de cuisine, avec une célébration annuelle, le vendredi saint, pour éduquer et initier mes clients gourmands et curieux, dans un pays colonisé par l’“estoficada‟ niçoise. C’était ma façon de retrouver ces moments d’enfance quand Maman Marcelle* la préparait au Relais de Farrou, de les partager et transmettre ma culture…Aveyron quand tu nous tient….
RPS
Je ne saurai évoquer la Confrérie de L’Estofi, sans avoir une pensée émue pour notre ami Michel Heuillet, journaliste, humaniste, épicurien, qui nous a quitté un certain jour de janvier en 2015. Il m’avait fait découvrir cette assemblée sympathique et conviviale, de bons vivants, un an avant et il était heureux. Il souhaitait m’introniser ainsi que le Chef ultra célèbre : Michel Guérard pour partager son coin d’Aveyron, où il vivait …
A lire :
L’estofi, Christian Bernard et Daniel Crozes, éditions du Rouergue, 2012
Confrérie de l’Estofi, créée le 25 février 1990 par le Grand Maitre Christian Bernard, 5 rue Clemenceau, 12300 Decazeville, Tél. 05 65 43 21 11
A l’an que ven….